Catherine Muller, membre de l’American Academy of Experts in Traumatic Stress
On évalue à plus de dix mille le nombre de new-yorkais qui, plus de vingt ans après les attentats du 11 Septembre 2001, souffrent encore d’un syndrome de stress post-traumatique, et c’est pour leur apporter l’aide dont ils ont toujours besoin que Barack Obama a signé le 2 janvier 2011, une loi fédérale, la James Zadroga 9/11 Health and Compensation Act of 2010, nommée ainsi en hommage à un policier de New York mort des suites de son exposition à des produits toxiques dans les décombres du World Trade Center.
Cette loi prévoit la prise en charge par l’État des frais de traitement des victimes jusqu’en… 2090 ! C’est dire si les blessures, physiques et psychologiques, infligées par un tel choc, sont parfois longues à cicatriser, et que la question cruciale qui se pose c’est: qui va pouvoir se remettre de son traumatisme, et qui n’y arrivera pas, et surtout, pourquoi?
« REMEMBER »
Comprendre ce qui fait que des individus sont ou non résilients est essentiel pour tous les spécialistes des psychotraumatismes, parce que ce sont ces études qui conditionnent et orientent les pratiques thérapeutiques. Au lendemain des attentats du 13 Novembre 2015 à Paris, le professeur de neuropsychologie Francis Eustache, spécialisé dans l’étude de la mémoire et de ses troubles, lance avec le CNRS et l’INSERM un vaste projet baptisé « REMEMBER », qui va observer et analyser sur une durée de douze années comment se construit la mémoire des attentats, et comment une histoire particulière va s’inscrire ou non dans l’Histoire de l’humanité, s’articulant avec elle pour lui donner un sens universel et la transcender. Pouvoir, en effet, inscrire son destin dans quelque chose de plus grand semblerait bien être la clé de voûte de la résilience!
L’étude « REMEMBER » s’est donc attachée tout particulièrement à l’examen de ce qu’on appelle les « souvenirs intrusifs », très caractéristiques de l’état de stress post-traumatique, que le professeur Eustache définit comme
« une hypermnésie du traumatisme vécu », une empreinte si fortement marquée qu’elle sera difficile, voire impossible, à effacer et qu’il en restera toujours quelque chose. Ces réminiscences se manifestent sous la forme de flashs de l’horrible expérience vécue, qui, de manière soudaine et imprévisible, envahissent brutalement la conscience de quelqu’un et le replongent aussitôt dans sa détresse et son angoisse. La particularité de l’étude de Francis Eustache c’est qu’il n’aborde pas ce thème avec un regard de thérapeute, axé sur la guérison, mais avec celui d’un chercheur, fondant ses observations sur les données fournies par des études d’imagerie fonctionnelle. Il a ainsi pu observer en direct ce qui se passe dans le cerveau de quelqu’un qui cherche à échapper à des images stressantes et à les oublier, et il a pu mesurer alors une intense activité neuronale au niveau de l’hippocampe, siège de la mémoire, tout particulièrement en jeu dans le processus de la mémoire à long terme. Il en arrive à la conclusion que « mémoire et oubli sont un duo inséparable », qui permet de trier, parmi nos impressions récentes, celles que nous allons conserver et celles que nous allons effacer. Sans ce processus de « nettoyage », les circuits neuronaux de la mémoire arriveraient à un point de saturation, et, tout comme la boîte vocale archi pleine d’un smartphone, ne pourraient alors plus engranger d’informations supplémentaires, même si elles étaient vitales! Francis Eustache a ainsi découvert que « la persistance du souvenir traumatique n’est pas liée qu’à un dysfonctionnement de la mémoire, mais aussi à un dysfonctionnement des mécanismes de contrôle de la mémoire ». Le psychisme devient alors comme un véhicule en surrégime, dont le problème ne serait pas dû qu’à une défaillance du moteur, mais aussi à l’inexpérience du conducteur qui voit bien qu’il roule trop vite et risque l’accident. Mais, n’étant pas encore familiarisé avec sa nouvelle voiture, il va appuyer fébrilement sur la pédale du frein, au risque de la bloquer et de partir « en roue libre »!
Fluctuat nec mergitur
Une autre façon de construire l’histoire est d’en écouter les témoins, et c’est ce qu’ont fait Jules et Gédéon Naudet pour réaliser leur documentaire, « 13 novembre: Fluctuat nec mergitur » , qui donne la parole aux Parisiens présents ce
soir-là dans les lieux où les terroristes ont commis leurs crimes. Également auteurs de « New York: 11 septembre », les deux frères ont conçu leur film comme « un récit à hauteur d’homme qui parle aussi de comment on se reconstruit ensuite, qui évoque la résilience ».
Tous les témoignages, même celui de François Hollande, à l’époque Président de la République, ont les mêmes points forts, tous s’expriment comme ayant pensé aux autres avant de penser à eux-mêmes, et, ce qui est récurrent, c’est l’idée qu’ on a fait les bons gestes au bon moment. Un des témoins, par exemple, qui n’a pas de formation médicale, a pourtant eu le réflexe de chercher des ciseaux derrière le bar pour découper des pansements. Certains se sont sentis « comme dédoublés », alors que d’autres ont eu plutôt l’impression d’être « spectateurs », mais l’idée dominante est qu’il fallait » être fort pour soi mais aussi pour les autres, pour ne pas les mettre en danger » en se laissant emporter par un mouvement de panique. Ce qui apparaît alors comme avoir été un des déterminants pour la suite des événements, c’est un fort sentiment d’appartenance au groupe des agressés et l’idée qu’on n’allait pas s’abandonner les uns les autres.
Papillons et Phoenix
« Papillon » ef « Phoenix » ce sont deux projets de suivi de victimes du terrorisme menés par Asma Guenifi, psychologue clinicienne et fondatrice de l’Institut de psychotraumatisme et de résilience, touchée elle-même de très près par cette barbarie, son frère Hichem ayant été assassiné sur le pas de sa porte par des membres du Front islamiste du salut.
Le programme « Phoenix » pour les adultes, tout comme le programme « Papillon » pour les adolescents, associe à la prise de parole, au centre des thérapies de groupe, des techniques d’art thérapie comme le mime ou les dessin. Asma Guenifi expose les analyses de son expérience et de son vécu dans son livre, « Les temps psychiques du deuil », le temps bien sûr de la mémoire et de l’oubli, mais aussi celui de la culpabilité, et beaucoup celui de la convivialité, où, écrit cette psychologue, « les victimes se regroupent entre elles pour défendre leurs droits et partager leurs expériences ».
Outre ces étapes, il en existe une, qui n’est plus le fait des individus entre eux, s’exprimant leur solidarité, mais qui appartient à la société toute entière, et c’est l’hommage, devenu rituel à travers les « marches blanches », destinées à marquer le soutien de toute une population à une famille frappée par un événement tragique.
Ainsi notre connaissance des conditions physiologiques et psychologiques qui vont favoriser, ou empêcher, le processus de la résilience devient de plus en plus précise. Nous savons désormais que la résilience demande un travail, autant personnel que social, d’élaboration des souvenirs, faisant d’elle un phénomène plus cognitif qu’émotionnel. Et c’est une nouvelle très encourageante, car qui dit fonction cognitive dit apprentissage possible!
Catherine Muller, membre de l’American Academy of Experts in Traumatic Stress