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Depuis le 24 avril 1915, la barbarie humaine a-t-elle cessé de s’en prendre aux Arméniens ?

109 ans après, ce 24 avril 2024, la question reste posée, alors que le flot ininterrompu des petits-fils et arrière-petits-fils des survivants du premier génocide du 20è siècle continue sa longue marche funèbre vers la colline de la Mémoire. Celle des 1,5 million victimes du génocide arménien. Tout un peuple, des centaines de milliers viennent déposer un bouquet de roses ou d’œillets au pied de la Flamme éternelle. La délégation politique française, de son côté, est réduite. Reportage en immersion.

Copyright des photos A. Bordier

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« Non, cette année Gérard Larcher ne viendra pas », précise-t-on au sujet de la délégation menée par le sénateur Gilbert-Luc Devinaz. Il est le président du Groupe d’amitié France-Arménie. Il y a 3 ans, Gérard Larcher était venu en personne et en force déclarer sa flamme à l’Arménie. Même le secrétaire d’Etat Jean-Baptiste Lemoyne était là.   

« C’est ma 6è visite en Arménie, répondait-il. Je suis venu à la demande du Président de la République. Je suis là pour honorer la mémoire des victimes, et, redire toute notre amitié au peuple arménien. » Il y avait, aussi, le député Guy Tessier, président du Cercle d’Amitié France-Artsakh : « Je suis venu, également, pour honorer la mémoire des victimes. Et, nous partons dans la foulée pour l’Artsakh. Notre principal objectif est de renforcer nos liens, et, de soutenir la population, qui a tant souffert pendant la guerre. Il y a beaucoup de réfugiés que nous devons aider. Sans oublier les prisonniers toujours détenus illégalement et dans des conditions inhumaines. »

Ils étaient accompagnés, entre autres, de la sénatrice Valérie Boyer, du sénateur Bruno Retailleau et des députés Marguerite Deprez-Audebert, Xavier Breton, Jean-Pierre Cubertafon et François Pupponi.

Même si la délégation française est, cette année, réduite, les propos de Gérard Larcher continuent à résonner sur la colline du Mémorial de Tsitsernakaberd : « Moi, je ne suis ni Arménien, ni d’origine arménienne. Mais en cet instant mon cœur, notre cœur est Arménien. » Côté France, parmi les rares nouveaux venus, il faut noter la présence, aux côtés du Catholicos Karekine II, du cardinal Jean-Marc Aveline, venu de Marseille. Et, pour Jean-Luc Mélenchon, venu accompagné d’un député, c’est, également, une première.

Le monde commémore le génocide

Dans le monde entier, sur les cinq continents, dans près de 140 pays, là où des communautés arméniennes existent, les 23 et 24 avril sont commémorés. Ces dates sont inscrites au fer rouge dans la mémoire des survivants à la folie meurtrière qui s’est abattue sur les populations arméniennes d’Anatolie et de Cilicie, dans l’Empire ottoman. Il ne faut pas oublier, non plus, les autres minorités ethniques : les Assyro-Chaldéens, les Grecs et les Kurdes.

Aux Etats-Unis, où vivent plus d’un million d’Arméniens de la diaspora, Joe Biden termine sa déclaration (extraits) : « Aujourd’hui, nous faisons une pause pour nous souvenir des vies perdues pendant le génocide des Arméniens et pour réaffirmer notre promesse de ne jamais oublier. Tout a commencé le 24 avril 1915, lorsque les autorités ottomanes arrêtèrent des intellectuels et des dirigeants de la communauté arménienne à Constantinople. Au cours des jours, des mois et des années qui ont suivi, 1,5 million Arméniens ont été déplacés, massacrés ou ont marché jusqu’à la mort, laissant des familles brisées à tout jamais. […] Après avoir vécu l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’humanité, les survivants ont commencé à bâtir un avenir meilleur pour notre monde. Avec courage et dévouement, ils ont reconstruit leur vie. Ils ont préservé leur culture. Ils ont renforcé la structure des pays du monde entier, y compris notre pays. Et ils ont raconté leurs histoires pour s’assurer que le massacre massif qui a commencé il y a 109 ans ne se reproduira plus jamais. […] Les États-Unis continueront à protéger les droits de l’homme et à dénoncer l’intolérance. Nous continuerons à répondre à la haine et à la terreur par l’espoir et la guérison. Et nous continuerons à être aux côtés de tous ceux qui recherchent un avenir où chacun pourra vivre dans la dignité, la sécurité et le respect. »

Le déni idéologique de la Turquie

De son côté, la Turquie continue à défier l’histoire et la vérité. Il y a 10 ans, cependant, c’était inimaginable : Erdogan avait présenté ses « condoléances ». Il avait déclaré dans un communiqué de presse paru le 23 avril 2014 : « Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances qui ont marqué le début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants ». Qu’en penser ? Faut-il le croire ?

Le 22 avril dernier, à quelques heures de la commémoration des 109 ans du génocide, il déclarait qu’il était temps de « mettre de côté les idées sans fondement. Car, il est toujours préférable d’agir sur les réalités du moment plutôt que d’agir sur des récits historiques fictifs, qui n’ont rien à voir avec la réalité. »

Il a, d’ailleurs, souvent attaqué la diaspora et les cercles d’influence arméniens. Dans sa dialectique et son bras de fer avec l’Arménie, Erdogan a gardé une ligne de conduite claire : on rétablit nos relations diplomatiques, économiques et politiques et on oublie les sujets « fictifs ».

Faut-il oublier le nettoyage ethnique, du mois de septembre 2023, orchestré par son alter-égo azéri, Ilham Aliev, dans la région du Haut-Karabakh où 120 000 Arméniens vivaient sur leurs terres ancestrales ? Les Arméniens sont-ils condamnés à subir, à se taire et à vivre comme des victimes, dans une histoire sans fin ?

Le 24 avril 1915 : une date clé dans un processus génocidaire

« La date du 24 avril 1915 n’a pas été choisie au hasard », explique l’ancien directeur du Musée-Mémorial du Génocide, Harutyun Marutyan. Si on l’écoute jusqu’au bout et si l’on creuse un peu l’histoire, on comprend ce qu’il veut dire. Car, effectivement, nous sommes à 20 jours des fêtes pascales. Le 24 avril 1915 est un samedi. Et, c’est dans la nuit de samedi à dimanche que démarre l’horrible processus génocidaire contre les chrétiens arméniens, réunis en famille ce week-end. De plus, le 25 avril c’est le Jour J du débarquement des Alliés dans les Dardanelles. Les Australiens, les Britanniques, les Français et les Néo-Zélandais vont tomber dans la souricière ottomane. Ils vont perdre des milliers de morts. Ce qui va renforcer l’esprit et la volonté de continuer le processus génocidaire. Les Ottomans ressortent vainqueurs de cette bataille qui va durer près d’un an. Ils vont continuer à vivre dans l’impunité de leurs crimes. Ils vont les amplifier.

A partir de Constantinople la rafle des élites va s’accentuer et devenir un génocide. Dans tout l’est de l’Empire ottoman, en Anatolie et en Cilicie, des centaines de villages et de villes sont dépecés de leur population arménienne. En tout, plus de 300 convois de la mort sont par la suite formés. Les massacres s’officialisent avec les décrets de déportation qui touchent plus d’un million de personnes. Des files indiennes de familles entières se déplacent en direction des déserts de Syrie. La faim, la soif et le soleil brûlant vont finir le travail génocidaire.

Le 24 mai, un mois après, les Alliés tapent du poing sur la table ottomane : « Vous commettez des crimes de contre l’humanité et la civilisation. Vous en êtes tenus pour responsables… » Mais la barbarie continue. Pire, le 27 mai, le gouvernement ottoman promulgue une loi autorisant l’expulsion de la population arménienne hors de l’Empire ottoman.

Un génocide sans fin ?

Selon l’historien Vincent Duclert, auteur en 2023 de l’ouvrage de référence : Arménie, un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, paru aux éditions des Belles Lettres, « les Arméniens portent en eux l’histoire universelle ». Dans son livre au titre faussement provocateur, il explique que le processus génocidaire « a commencé dès 1894 ». Il parle, alors, des massacres et des pogroms qui ont fait des centaines de milliers de morts à Constantinople, en Cilicie et en Anatolie.

Mais, surtout, il évoque les évènements de 2020 et de 2023 qui ont vu les terres ancestrales arméniennes du Haut-Karabakh être vidées totalement de sa population arménienne. Pour lui, le processus génocidaire n’est pas terminé. Pour lui, il a démarré en 1894. Il y a 130 ans. Et, il ne se terminerait qu’avec la disparition de l’Arménie.

Des survivants racontent leur histoire

Cyril Saint-Yrian est un petit-fils de rescapés. Avec ses enfants, ses trois filles et ses deux garçons, il évoque chaque 24 avril le sujet du génocide. Ils sont des survivants. Pour lui le génocide se résumerait à cette question : « Pourquoi une telle violence qui ne s’arrête jamais, et qui semble se diffuser partout ? » Que serait la réponse ?

Cyril remonte l’histoire de sa famille. « Mon grand-père, Horen Cintiroglu, est né en 1907, dans la région de Bogazliyan en Turquie. » Nous sommes à 200 km au sud-est d’Ankara. Son grand-père est un chrétien arménien apostolique. A ses 8 ans, il est témoin des tueries de Yozgat. Il voit son père être massacré devant lui. Il va s’enfuir avec sa mère et ses frères et sœurs. Ils sont, ensuite, recueillis par une famille turque. « Mon grand-père a dû se faire circoncire pour rester en vie. Il va, plus tard, faire son service militaire et restera dans l’armée pendant sept ans. Il sera obligé de cacher son arménité. Il se marie avec Maryam Aslanian à la fin des années 30. Puis, ils vont vivre à Istanbul, où mon grand-père travaille dans le bâtiment. »

Le père de Cyril, Arakel, est né en 1948 à Istanbul. Il faut attendre 1960 avant que toute sa famille décide de partir définitivement de Turquie. Direction la France, à Taverny, grâce à son frère Mathyos qui est devenu un entrepreneur dans le secteur de la construction. C’est en France où la famille Saint-Yrian retrouve son nom arménien (Cintiroglu francisé en Saint-Yrian), son arménité, son esprit d’entreprendre et toute sa liberté.

Cyril continue à raconter son histoire. Il a mis pour la première fois les pieds en Arménie en 2015. Depuis, il a obtenu la double nationalité. Il y a retrouvé toutes ses racines. « Pleinement », insiste-t-il. Il a même investi dans des terres où il a, fièrement, posé son nom. Il est devenu 100% Français et 100% Arménien.

Antoine BORDIER


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